Eterotopia est une réalité éditoriale indépendante et plurielle, qui s’occupe principalement d’essais philosophiques, d’écologie politique, d’analyse des transformations du territoire, du genre ainsi que de la critique du présent.
Notre activité associative et éditoriale s’appuie sur la conviction que les différents champs de la connaissance peuvent être explorés à partir de la curiosité et de l’engagement par rapport aux événements, à ce que nous sommes amenés à comprendre en traversant les transformations en cours.
Sur la base de ces champs thématiques, Eterotopia définit sa propre orientation, indépendante et non programmatique, cherchant à porter son regard dans la direction nécessaire d’un savoir d’émancipation destiné à construire un champ d’usage collectif.
Le nom : pourquoi Eterotopia ?
C’est à Michel Foucault que nous devons le nom d’Eterotopia, qui nous a semblé être le plus approprié pour souligner la place centrale qu’occupent l’espace, le territoire et la politique dans nos recherches.
« Quant aux hétérotopies proprement dites, comment pourrait-on les décrire, quel sens ont-elles ? On pourrait supposer, je ne dis pas une science parce que c’est un mot qui est trop galvaudé maintenant, mais une sorte de description systématique qui aurait pour objet, dans une société donnée, l’étude, l’analyse, la description, la « lecture », comme on aime à dire maintenant, de ces espaces différents, ces autres lieux, une espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons ; cette description pourrait s’appeler l’hétérotopologie. »
Michel Foucault, « Des Espaces autres », Conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967, in Architecture, Mouvement, Continuité, n. 5 (1984) : 46-49.
Les éditions et les collections
Eterotopia est un projet né en 2014. L’association culturelle, la création d’activités éditoriales et de recherche ont été le point d’arrivée, et en un sens la solution, à laquelle a abouti le dialogue entre un groupe de chercheurs et d’amis, qui pour certains se sont rencontrés pour la première fois à Paris à l’occasion d’une série d’événements et de séminaires, et pour d’autres se connaissaient depuis plus longtemps. Les discussions qui s’en sont suivies tournaient autour de certaines questions posées par la pensée de Gilles Deleuze, Félix Guattari, Michel Foucault, Carla Lonzi, Alexandra Kollontaï, Rosa Luxemburg, Hannah Arendt, Walter Benjamin, Friedrich Nietzsche… ainsi que par la pensée critique et libertaire, en plus de celle d’inspiration marxiste.
Les thèmes de la biorégion, des transformations territoriales et urbaines, ceux des subjectivités, des genres, ainsi que l’apport de perspectives tracées par l’écologie politique, au sens d’André Gorz, et en même temps des études décoloniales, ont permis de penser des collections qui approfondissent et précisent ces thèmes.
Eterotopia est aussi un carrefour d’auteurs de divers horizons, italiens, français, grecs, belges, anglais, et cette dimension d’ouverture nous a permis de créer un lieu d’exploration et d’attention capable d’accueillir des rencontres, des séminaires, des livres conçus à partir de formations et de points de vue différents.
Nous nous intéressons au contemporain à partir des classiques de la pensée critique française, de l’école de Francfort, mais aussi d’auteurs plus jeunes qui interrogent les transformations territoriales, la crise des identités, les théories du genre et les questions queer.
Notre création de lieux de savoirs croise ainsi une position militante, engagée pour « Ne pas être indigne de ce qui arrive. », comme l’indique Gilles Deleuze, Logiques du sens, 1969.
10 ans de ETEROTOPIA
« Une maison d’édition comme ETEROTOPIA France représente une pratique sociale et un espace social qu’il ne s’agit absolument pas d’idéaliser (car il s’agit bien d’un espace structuré comme un marché régi par la concurrence, animé par des enjeux de pouvoir et de domination) mais qu’il s’agit néanmoins de préserver envers et contre tout. Il faudrait, en effet, prendre la mesure de ce que ces espaces et ces pratiques représentent historiquement. On peut faire remonter leur généalogie au dix-neuvième siècle et au pacte scellé entre la critique sociale (notamment la théorie sociale marxienne) et la contestation pratique de l’ordre établi (le mouvement ouvrier). Certes, leur rapport n’était pas alors médiatisé par le marché mais le vingtième siècle est passé par là, avec ses transformations sociologiques extraordinaires, notamment dans la période d’après-guerre puis, à partir des années soixante-dix et quatre-vingt, l’essor du néolibéralisme (véritable révolution ou « mutation » anthropologique) – mais aussi, tout au long du siècle, l’émergence du phénomène spectaculaire (phénomène qui, pour nous, est une seconde nature). Ce phénomène a aussi connu des transformations considérables qui ont vu fusionner ses deux grandes formes – idéaltypes – antérieures, diffuse (libérale) et concentrée (totalitaire), dans ce que Debord appellera à la fin de sa vie le spectaculaire « intégré ». Or rien ne garantit que les pratiques et les espaces dont il est question lui survivront. Non pas que le spectacle leur soit extérieur (ce serait une conception parfaitement non-dialectique ou antidialectique – et, sur ce point, j’en profite pour annoncer la parution du livre de Marcuse) mais ce marché symbolique se trouve aujourd’hui « démonétisé », « dévalué » (autant de termes économiques, marchands), supplanté par d’autres formes spectaculaires, davantage « intégrées ». Internet, par exemple, qui, il y a un quart de siècle (quand je suis arrivé en France, avec pour livre de chevet Empire de Negri et Hardt), pouvait paraitre comme un espace subversif, riche en potentialités émancipatrices, me paraît de plus en plus comme une machine à répandre le désert, à désocialiser et brutaliser l’existence. Les nouvelles contre-cultures fascistoïdes, des néo-libertariens aux délires de Qanon, ont émergé sur cet espace qui est leur environnement naturel (je renvoie ici notamment à deux livres intéressants, celui de l’argentin Pablo Stefanoni La rébellion est-elle passée à droite ? et Q comme Qomplot du collectif italien Wu Ming). On peut donc se demander si l’expansion prodigieuse de ce désert numérique « unidimensionnalisant » ne menace jusqu’à la possibilité même de ces espaces et de ces pratiques d’édition, de lecture et d’écriture.
Il faudrait donc essayer de résister aux tendances destructrices de la société spectaculaire-marchande à son stade intégré (pour reprendre les termes de Debord), même si elles peuvent paraître absolument irrésistibles, pour continuer à faire vivre ces espaces et ces pratiques « anachroniques » (d’un autre temps) : lire, écrire et publier au contact des mouvements de contestation pratique de l’ordre établi ; aménager un espace d’hybridation entre ceux-ci et un travail de pensée : philosophique, sociologique, esthétique. J’espère que les éditions ETEROTOPIA France participent aussi à ce travail de préservation d’un écosystème menacé et que, avec beaucoup d’autres (je pense au « Petit salon du livre politique » qui a lieu tous les ans au Lieu-dit), elles parviennent à nuire un peu à la domination spectaculaire. »
Benakis Matsas