Valentin Schaepelynck
L’INSTITUTION RENVERSÉE
Folie, analyse institutionnelle et champ social
Rayon : Sciences humaines
ISBN: 979-10-93250-22-9
Prix : 14,50 euros
Pages : 128
Parution: Janvier 2018
L’ouvrage : De la psychothérapie institutionnelle à la sociologie d’intervention, en passant par la manière dont des mouvements politiques transforment et font l’analyse en acte des institutions auxquelles ils sont assujettis, l’expression « analyse institutionnelle » a été l’objet d’appropriations différentes et souvent divergentes. Revendiquée diversement par Jean Oury, Félix Guattari, Georges Lapassade ou René Lourau, elle ne s’est jamais résumée à un paradigme unitaire et bien identifié.
L’objet de ce livre est d’explorer cette pluralité, en revenant sur quelques-uns des moments forts de l’émergence de cette formule agissante, au croisement de la santé mentale, de la pédagogie et de la pratique politique.
On se propose ici de montrer en quoi l’analyse institutionnelle, dont la définition donne lieu à des remaniements constants, signifie un double renversement : celui d’une réalité institutionnelle donnée, mais aussi de ce qu’institution peut vouloir dire, pour en faire autre chose que l’étatisation ou la bureaucratisation de la pratique collective. Inventer de nouvelles institutions suppose dès lors de réinventer ce que l’on entend par institution. Ce sont les figures plurielles, pour une part encore tâtonnantes, de ce renversement subjectif et micropolitique, que l’on tente d’approcher ici.
L’auteur : Valentin Schaepelynck, Après des études de philosophie à l’Université Paris 8 et à l’Université Paris-Ouest Nanterre, Valentin Schaepelynck a soutenu une thèse de doctorat en sciences de l’éducation à l’Université Paris 8 en 2013, où il est actuellement Maître de conférences en sciences de l’éducation (Laboratoire Experice).
Le public : tous ceux qui sont sensibles à la pensée critique, à la psychanalyse et aux changements sociaux.
Extrait de l’introduction :
C’est au croisement d’une pluralité d’expériences, de collectifs, d’enjeux théoriques et politiques que l’« analyse institutionnelle », comme formule agissante, fait son apparition dans les années 1960. Revendiqué encore aujourd’hui dans le contexte d’une certaine psychiatrie et d’une certaine pédagogie critique, mais aussi par des praticiens de la formation et de l’intervention sociale, ce syntagme rassemble et agence au départ différentes tentatives hétérogènes de critique en acte des institutions, dont les exemples les plus remarquables sont apparus sur les terrains de la psychiatrie, de l’école, en rapport avec une certaine conception de la pratique et de l’organisation politique. À la clinique de Saint-Alban sous l’occupation nazie, puis à celle de La Borde en Sologne à partir de 1953, s’est inventé ce que Gilles Deleuze, introduisant au début des années 1970 aux écrits de Félix Guattari rassemblés dans le recueil Psychanalyse et transversalité, a appelé un « nouvel âge de la psychiatrie », qui a selon lui proposé un nouveau modèle de l’institution, pardelà la loi et le contrat 1. Ce modèle de l’« institution » se retrouve à la fois dans la transformation radicale de l’asile portée par François Tosquelles et Jean Oury et dans celle de l’école publique portée par Fernand Oury – le frère de Jean –, Aïda Vasquez et Raymond Fonvieille 2. Il repose sur un ensemble de pratiques visant la transformation permanente des espaces d’apprentissage et de soin, qui se refuse à les abandonner à l’institué, à la définition officielle de l’établissement et de la carte professionnelle de chacun : on ne peut soigner ou enseigner si l’on ne soigne pas d’abord l’institution. Une telle ambition suppose la mise en oeuvre d’agencements institutionnels visant des relations plus égalitaires entre soignants et soignés, enseignants et enseignés, et dans le même temps, de maintenir à distance toute tentation ségrégative ou oppressive. Politiser la relation de soin comme la relation pédagogique n’est pas seulement une exigence idéologique, mais un impératif subjectivement vital, indissociable de métiers dont la matière première est la subjectivité et la relation à l’autre.
La « tentative » de Fernand Deligny dans les Cévennes, les expériences de l’anti-psychiatrie britannique, le Sozialistisches Patientenkollektiv en Allemagne, la critique de l’appareil scolaire par Ivan Illitch, le parcours et l’oeuvre de Frantz Fanon, le mouvement de Franco Basaglia en Italie, mais aussi les mouvements anticoloniaux et féministes participent, dans leur pluralité et leurs divergences, de tels enjeux, et d’une problématisation radicale des rapports entre institutions et subjectivation politique. Les écrits de Michel Foucault sur l’institutionnalisation de la folie et sur la prison, comme ceux d’Erving Goffman sur l’institution totalitaire, ont aussi contribué au développement de cette critique en acte d’institutions dont les finalités sont censées différer, mais qui assument concrètement des fonctions comparables de ségrégation, d’enfermement et de disciplinarisation.
Au début des années 1960, au coeur de cette effervescence d’une critique radicale des institutions, l’expression « analyse institutionnelle » est employée par Félix Guattari et Georges Lapassade, selon deux perspectives différentes. Le premier écrit et milite bien avant sa rencontre avec Deleuze autour de 1969, et de la mise en route de leur machine d’écriture commune. Il participe dès le début des années 1950 aux côtés de Jean Oury à la fondation de la clinique de La Borde en Sologne, expérience emblématique et fondatrice de la psychothérapie institutionnelle, qu’il fréquentera jusqu’à sa mort en 1992. Il est aussi proche des milieux étudiants politisés qui lient entre elles les questions pédagogiques et de santé mentale. Parallèlement, il milite au sein d’une organisation politique qui pratique l’entrisme au sein du Parti communiste, la Voie communiste. Par analyse institutionnelle, Guattari entend une réappropriation et une transformation profonde de l’ensemble des institutions du champ social. Il s’agit d’une analyse en acte, dans la mesure où analyser les institutions, c’est introduire en elles de nouveaux rapports intersubjectifs, de nouvelles règles de fonctionnement, de nouvelles formes de vie. C’est lutter contre leur sclérose, contre leur fermeture, et oeuvrer à une libération du désir porteuse de potentialités révolutionnaires. On peut dire que cette préoccupation, par-delà son devenir et ses diverses mutations, ne quittera jamais l’oeuvre guattarienne, que ce soit dans l’écriture avec Deleuze ou dans son approche des enjeux micropolitiques.
De son côté, Lapassade fréquente aussi les milieux étudiants politisés dès la fin des années 1950. Ses études de philosophie le conduisent à fréquenter Daniel Lagache et Georges Canguilhem. Il participe à la revue Arguments, fondée par Kostas Axelos, rencontre le groupe Socialisme ou barbarie. Il invente sa propre version de l’analyse institutionnelle en se référant d’une part aux expériences qui ont eu lieu sur les terrains de la psychothérapie et de l’école, mais aussi à partir d’une réflexion critique sur la psychosociologie d’intervention et les techniques de dynamique de groupe qui se propagent alors largement, durant cette décennie, tout autant dans le cadre de la formation des cadres de l’industrie, que de celle des syndicalistes, des enseignants et des étudiants. Lors d’un stage de formation psychosociologique organisé par l’Union Nationale des Étudiants de France (UNEF) à Royaumont en 1962, dont il est le moniteur, il fait ainsi apparaître l’oubli par le groupe de sa dimension institutionnelle. Qui a décidé de la formation ? De ses horaires ? Quelles sont les modalités de paiement de la session ? Sont-elles connues des participants ? À partir de là, il développe et approfondit l’hypothèse selon laquelle la vie des groupes sociaux est continuellement traversée par des enjeux institutionnels, lesquels font signe vers leur inconscient politique et tout un système de normes et de distribution dissimulée du pouvoir 3. Il situe la socianalyse – nom qu’il donne alors à l’analyse institutionnelle en situation d’intervention – dans le prolongement de ce que la psychothérapie institutionnelle a su inventer dans le contexte du soin psychiatrique.
- Deleuze, « Trois problèmes de groupe », préface à F. Guattari, Psychanalyse et transversalité, Essai d’analyse institutionnelle, Maspero, Paris, 1972.
- Oury, A. Vasquez, Vers une pédagogie institutionnelle, Maspero, Paris, 1967 ; R. Fonvieille, Naissance de la pédagogie autogestionnaire, Anthropos, Paris, 1998.
- Lapassade, Groupes, organisations, institutions, (1965), Anthropos, Paris, 2005.
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